De Clécy à Thury Harcourt
A peine le flot tumultueux a-t-il dit adieu, à droite, aux Rochers du Vey, qu’il retrouve, à gauche, une nouvelle et formidable muraille de schiste et de marbre, Plus loin et de nouveau sur la rive droite, commence le superbe cirque des rochers de la Houle, dont les flancs presque verticaux montrent à nu les puissantes assises de grès armoricains dont ils sont formés. Mais ensuite la vallée s’élargit, On dirait que les eaux du fleuve refoulent les monts altiers parce qu’elles ont besoin d’air et de lumière. Il en est ainsi jusqu’à Thury-Harcourt. Là une colline escarpée barre la route à la rivière. Celle-ci la, contourne, et après avoir décrit une boucle gigantesque, elle revient presque à son point d’arrêt pour reprendre et continuer sa route dans la direction du nord. Ainsi, les fleuves et les montagnes sont pleins de caprices comme les hommes. Ce sont les montagnes qui ont raison en apparence, et les eaux paraissent leur obéir mais l’élément fluide et plein d’élasticité sait contourner l’obstacle qu’il ne peut franchir pour revenir dans sa voie, Ainsi les femmes patientes et insinuantes savent imposer leur volonté à leurs maris. La nature est la même chez les êtres intelligents et chez les créatures insensibles. Il faut monter sur le Pain de Sucre, le pic de la Houle, pour avoir un magnifique coup d’œil sur la vallée. De là, vous découvrirez toutes les collines qui environnent Clécy et donnent à ce petit pays une physionomie particulière, à la fois mélancolique et joyeuse. La plus élevée est, à l’ouest, I’Eminence. Elle porte un nom cardinalice, parce qu’elle surpasse ses sœurs de toute la tête. Au midi, Belle-Vue, la bien nommée, et puis tout autour une foule d’autres petites éminences et d’autres petites belles-vues, des collinettes couvertes d’ajoncs, d’autres vêtues de bruyères, les unes drapées dans un feuillage touffu, d’autres modestement déshabillées, ayant sur leurs crêtes quelques pins échevelés qui leur font comme des aigrettes ou des panaches. Au centre, le petit bourg de Clécy, avec son vieux clocher trop pansu et trop svelte à la fois, comme un homme qui aurait les jambes et le ventre fort gros et le haut du corps et la tête terminés en pointe. Ce pauvre vieux clocher a gardé quelques vieux cailloux de son siècle, mais on l’a déformé affreusement en lui donnant comme parure une série de lucarnes en ardoises, qui lui font le même effet que d’énormes et faux brillants sur une vieille main calleuse. De plus, on l’a déshonoré et profané en l’obligeant à abriter un de ces monstres, moitié homme, moitié poisson, qui chantait si bien autrefois dans les flots bleus des mers d’Italie, mais qui, dans le clocher de Clécy fait frémir d’horreur les collines et les rochers d’alentour. Lorsque vous visiterez la Houle, arrêtez-vous à considérer ces puissantes assises de grès armoricain, vieux témoins des premiers temps du monde. Le grès armoricain est ainsi nommé parce qu’il prend en Bretagne un développement immense. C’est lui encore qui forme la remarquable chaîne qui s’étend comme une muraille depuis Bagnoles-de-l’Orne jusqu’à Mortain. Presque partout ces grès, en émergeant du sol donnent naissance à de pittoresques rochers ou à des gorges. Quels événements, quels changements, quelles transformations, ils nous racontent à Clécy ! Le tout enseveli dans l’abîme d’une incalculable durée ! Il y a des millions d’années sans aucun doute, la Houle formait avec les collines ses voisines un immense et prodigieux massif de montagnes qui émergeait des flots et se dressait comme un géant contre le ciel. Sa hauteur dépassait peut-être celles des plus hauts massifs actuels du continent. Le formidable rabot de l’érosion a réduit ces montagnes à l’état où nous les voyant aujourd’hui. Ainsi en sera-t-il des Pyrénées et des Alpes. Dans un lointain avenir, il n’en restera aussi que des débris, et s’il y a encore des hommes sur la terre, ils les visiteront avec la même curiosité que nous visitons les rochers de la vallée de l’Orne.
Ces vieilles roches ont donc une histoire remarquable dans l’histoire du temps. Ils en ont une aussi dans l’histoire de l’humanité, car la tradition nous rapporte que les Sibylles du Bocage y rendaient leurs oracles. Si vous escaladez la Houle, vous remarquerez près du Pain de Sucre une caverne curieuse d’aspect. C’était la résidence de la sibylle de Clécy. Mais celle-ci n’était pas la seule. Il y en avait plusieurs dans le bocage. C’étaient de vieilles femmes qu’un grand nombre de gens regardaient comme vénérables et inspirées. Elles prétendaient être en commerce avec les esprits des ténèbres. Elles avaient à leurs ordres les fées, les spectres, les lutins, les farfadets, les loups-garous, l’herbe qui rend invisible, la baguette divinatoire, la poule noire, le bélier cornu. Elles connaissaient tous les secrets, découvraient les trésors enfouis, retrouvaient les objets perdus ou volés, connaissaient toutes les maladies, le mari que la jeune fille devait épouser et la riche héritière qui faisait soupirer le jeune homme. Presque toutes les habitaient des grottes ou des cabanes solitaires, véritables taudis où l’on voyait des têtes de morts, des couleuvres, des crapauds, des salamandres, des chouettes empaillées, un chat noir, de la graisse de loup, de vieux parchemins, des pots de chambre pleins d’urine. La plus célèbre se nommait Méréa, (Il n’y a pas encore bien longtemps qu’à Méré on consultait les urines). Elle rendait ses oracles sur les précipices de Clécy, à Berjou et dans les bois de La Pommeraye, dans les cavernes et les anfractuosités des rochers. Mais cette vieille bougresse ne rendait pas ses oracles à jeun. Il fallait lui apporter des présents, c’est-à-dire du vin, des liqueurs, du lait, des gâteaux, de la viande et de la farine ; et c’est quand elle avait bu forces rasades et qu’une sorte de rage s’était emparée de son esprit que l’inspiration venait et qu’elle dévoilait les grands secrets.
On raconte qu’une jeune veuve malade, nommée Karthéau, qui avait perdu son bétail et ses joyaux et épuisé toutes les ressources de la médecine, alla consulter Méréa. La sibylle, après avoir vidé huit à dix verres de liqueur spiritueuse, commença à déborder d’enthousiasme. Assise sur son trépied, elle déploya ses cercles, ses baguettes et ses caractères magiques. « Que désires-tu, dit-elle à la veuve ? Est-ce un époux, la santé, des richesses ? Parle, je contenterai tes désirs. » Elle avale encore deux au trois verres d’ambroisie et la voilà dans la fureur de l’enthousiasme. Karthéau lui montre alors une fiole pleine d’urine. « J’ai dit-elle, un parent vertueux, protecteur de mon enfance, qui est en danger de mort. » La sibylle prend la fiole, la sent, la touche, la secoue, la goûte, « Ce bel adolescent, dit-elle, ne mourra pas, il fera, ton bonheur ». – Quoi, s’écria Karthéau, ce n’est pas d’un jeune homme qu’il s’agit ; cette urine est de la truie à mon grand-père pour laquelle je vous demande une potion ». On devine la tête de la sibylle et sa rage !
Clécy est un lieu très ancien, puisqu’on a cru y reconnaître l’Eliclacus concédé par Charles le Chauve à son fidèle Adalgise. Il y avait au Moyen Âge un château-fort. Un Guillaume de Clécy fut de ceux qui défendirent avec succès le Mont Saint-Michel contre les Anglais en 1423, sous les ordres du sieur Louis Destouteville, banneret de Bricquebec.
Avec lui étaient Henri Maubanc, baron du Bény, Enguerrand de Vassy, Roger de Lassy, Hugues de Clinchamps, Raoul du Plessis, etc.
Thury-Harcourt est également une localité fort ancienne, célèbre surtout par ses seigneurs et son château. Le château actuel d’Harcourt, qui est du XVIIe et du XVIIIe siècles a été construit sur l’emplacement d’une vieille forteresse féodale dont il ne reste aucun vestige. Il est permis de croire que les premiers seigneurs de Thury furent des Danois installés là lors des incursions des pirates normands. Car le mot Thury vient de Thor ou Thür, nom d’une des principales divinités scandinaves. « Thür, représenté avec un sceptre, était estimé avoir puissance sur les tonnerres, les foudres, les vents et les pluyes, gouverner le beau temps et donner des grains et des fruits. Aussi quand ils étaient menacés de peste ou de famine, ils lui faisaient des sacrifices et ainsi se promettaient divertir ces fléaux et apaiser sa colère. » (Du Moulin. Discours de la Normandie).
On aura conservé ce nom à la localité en souvenir d’un temple qui lui était consacré à l’endroit même où s’élève la petite bourgade. Quant à la seigneurie elle-même, elle fut baronnie avant de devenir duché. Le premier propriétaire connu est Raoul Tesson, dit Raoul d’Anjou, dont la femme s’appelait Alpaïde. Ils s’établirent en Normandie du temps de Rollon, qui leur fit des concessions immenses, soit pour affermir son autorité, soit en récompense de services rendus. On disait des Tesson qu’ils possédaient un pied de terre sur trois en Normandie. C’est au XIe siècle qu’ils devinrent barons de Thury, mais ils venaient sans doute de l’Anjou, puisqu’on ne leur connaît point d’autre nom. L’appellation de Tesson, qui veut dire « blaireau », n’était primitivement qu’un surnom qui leur fut donné, soit parce qu’ils aimaient beaucoup chasser cette espèce d’animaux, soit parce que l’un d’eux avait la tête dont la conformation rappelait celle du blaireau. Les Tesson étaient les plus grands seigneurs du Cinglais. Le fils du premier Raoul Tesson, Raoul aussi, prit part, aux côtés de Guillaume le Conquérant, à la bataille du Val-ès-Dunes dans des circonstances qui valent la peine d’être contées. On sait que les seigneurs du Cotentin, révoltés, marchaient contre Guillaume. Celui-ci venant de Ryes passa l’Orne au gué de Faupendant, un peu en aval de Thury-Harcourt. Les autres traversèrent le fleuve au gué de Bully, en amont de Caen. « Avant d’en venir aux mains écrit Ch. Birette (dans ’La Jeunesse de Guillaume le Conquérant’ 1 vol, Jouan, éditeur, Caen), on vit apparaître vers le Sud un escadron magnifique, dont l’attitude était singulière, mystérieuse. On eût dit qu’il venait assister en curieux à l’effroyable mêlée. Le roi de France, Henri Ier qui commandait l’aile gauche se demandait si l’on avait affaire à une troupe amie ou ennemie : Il interrogea Guillaume. Celui-ci perplexe répondit : « Je reconnais la bannière de Raoul Tesson. Il doit être de mon côté, jamais nous n’avons eu de querelle »
Raoul Tesson circonvenu par les barons rebelles leur avait promis son concours sans enthousiasme. Et peut-être que la vue de l’armée franco-normande le fit hésiter davantage. « Affaire grave, pas sûre du tout », dut grommeler ce normand finaud. Tout à coup, laissant ses hommes en arrêt, il s’avança seul, alla droit au duc le frappa deux fois de son gant à l’épaule en disant : « J’ai juré de vous frapper où je vous trouverais, Voilà qui est fait. Maintenant que j’ai tenu mon serment vous pouvez· compter sur moi – Je vous remercie, dit Guillaume » Et Tesson rejoignit sa troupe, mais se tint à l’écart en attendant de voir comment les choses allaient tourner. Impossible d’être plus prudent tout en restant homme d’honneur. Enfin, voyant que le sort des armes allait du côté du Bâtard, il engagea le fer au cri de « Thury » … Ce jour-là, l’Orne charria tant de cadavres qu’ils arrêtèrent les moulins de Bourbillon et que les gens de Caen virent l’eau vermeille
Au XVIIe siècle ; la baronnie de Thury devint duché et passa à la célèbre famille d’Harcourt, à qui elle est toujours demeurée depuis. Qu’était-ce au juste que ce Bocage normand, dont Thury-
Harcourt et Clécy faisaient partie ainsi que le reste de la Suisse normande ?
Le Bocage était un vaste pays boisé qui s’étendait depuis la mer jusque bien avant dans les terres. Il comprenait la Manche, le Calvados, l’Orne et se prolongeait jusque dans le Maine et la Bretagne. Ses habitants s’appelaient primitivement Bocains ou habitants des bois longtemps après Armoricains et Neustriens. Au temps de la conquête romaine, le Bocage était partagé en tribus indépendantes. Celle qui occupait la Suisse normande était la tribu des Viducassiens, dont la capitale était peut-être Thury-Harcourt. mais plus probablement Vieux. Leur gouvernement était aristocratique, mais toutes les affaires de l’Etat passaient devant les Druides, en sorte que la république y était plus forte que la monarchie. La conquête romaine laissa dans ce pays des traces qui subsistent encore dans la langue, dans l’étymologie des noms, dans les monuments, dans les antiquités et dans les mœurs. Mais tout ceci serait une belle et trop longue histoire dont il n’est bon à raconter que la fin. Les vieux Bocains nos ancêtres, en gens pratiques, adoptèrent et conservèrent les meilleurs usages de leurs vainqueurs, et ils les empruntèrent, soit aux Grecs ou aux Romains, soit aux Saxons ou Normands. Ainsi les Grecs se couchaient à terre pour manger, sur des lits de peaux ou de poils ou sur de riches étoffes de pourpre, tandis que les Romains avaient de véritables lits très élevés sur lesquels ils s’accoudaient pour se mettre à table. L’un et l’autre usage ont subsisté longtemps chez nous. Il fut un temps, en effet, où nos ancêtres se couchaient pour manger, puisque encore aujourd’hui on dit à quelqu’un à qui survient une fortune subite : Te voilà heureux, tu vas manger de couché. Et dans les divertissements de la campagne, il est encore d’usage de boire à demi-couché sur l’herbe fleurie. Les Saxons et Normands venant ensuite changèrent la coutume. Ils s’asseyaient sur de longues bancelles, autour de tables carrées. Le maître se mettait en haut si la table était longue, au milieu si elle était ovale, comme chez la noblesse. Pour les tables rondes, on faisait usage de chaises de bois couvertes de peaux ou tapissées de joncs et de roseaux. Ces derniers usages ont triomphé, puisqu’ils subsistent encore.
Les Bocains faisaient six repas par jour : le goûter, le déjeuner, les dix heures, le dîner, la collation et le souper. Parmi le peuple on donnait pour dessert le pain blanc, d’où est venue l’expression : « Manger son choine le premier » en parlant d’un homme tombé dans la misère. Avant de se séparer, on choquait les coupes. Dans les premiers temps de la République, il n’y avait qu’une seule coupe de corne par table et un seul grand couteau. Mais comme il se trouvait des gourmands qui buvaient plus que leur part, on fit des marques à l’intérieur, et chacun ne devait boire que d’une marque à l’autre, sous peine d’être exclu du festin. On buvait à la santé de la compagnie. On chantait aussi à table. Après le maître ou la maîtresse de maison chacun chantait son Vau de Vire ou sa chanson. On chantait les belles femmes de Bayeux. les beaux hommes de Caen et les beaux esprits de Vire. Les festins de fiançailles et de noces étaient splendides. Aux fiançailles les futurs époux, en voiture, se promenaient dans les rues, portant deux grosses grenouilles remplies de rubans. On frappait sur des cymbales pour divertir les habitants du passage du cortège et chacun leur offrait à boire. Au festin des Noces, les jeunes garçons apportaient à la nouvelle mariée un bouquet au milieu duquel était un « mirlifichet » et un cœur de cristal enrichi de brillants qu’on lui attachait au-dessus de sa coiffe. Les filles du village venaient y fixer chacune une épingle ; les jeunes gens apportaient un oiseau dans une boîte qu’ils présentaient à la nouvelle épouse. Celle-ci ouvrait la boite mystérieuse et si par malheur laissait échapper l’oiseau, on en tirait l’augure qu’elle aurait peine à fixer