Le Bô... Le Vey...
Un des spectacles de la nature les plus curieux en Suisse Normande est la disposition des rochers sur les bords de l’Orne. Ils en suivent très régulièrement le cours, de telle sorte que l’on pourrait se demander lequel des deux, du flot limpide ou de l’abrupt rocher, a tracé sa direction à l’autre. Mais il est fort intéressant et singulier de remarquer que le fleuve capricieux n’est presque jamais enfermé des deux côtés de sa course, et qu’amoureux de la liberté il se ménage toujours une rive pour sortir et s’émanciper quand cela lui plaît. Les gorges du Bô sont un des rares paysages où le fleuve resserre entre des rochers coule dans des ravins profonds et sinueux.
Il faut vous laisser choir dans un petit bateau pour jouir de ce spectacle unique et ravissant. A l’époque lointaine où l’Orne était un fleuve géant, collines et rochers baignaient partout leurs pieds dans ses ondes mugissantes. Mais peu à peu le fleuve devenu plus sage s’est creusé un lit et dessiné des rivages. Rivages charmants que des ancêtres avisés avaient plantés de peupliers, l’arbre chéri des eaux. Leurs troncs puissants s’inclinaient majestueusement vers l’onde, dans l’attitude de la protection et du respect, tandis que leurs cimes s’embrassaient en confondant leurs ramures. Spectacle touchant et grandiose ! La nature peut-elle donner aux hommes un plus grand exemple d’amour et de fraternité ? Le petit bateau qui vous portait naviguait dans une perpétuelle féerie d’ombres et de lumières, les feuilles au vert cendré tremblotaient au moindre souffle, les troncs géants vous laissaient passer sous leurs voûtes de verdure, et dans les branches les oiseaux chantaient la beauté du jour et de la nature. Hélas ! les beaux peupliers ne sont plus ; leurs troncs énormes ont craqué sur les rives ; les eaux déchirées ont pleuré de rage en voyant s’effondrer ces grands amis qu’elles croyaient immortels ; mille oiseaux chanteurs troublés dans leurs amours ont poussé des cris d’effroi, le zéphyr lui-même en a gémi et les nymphes effrayées se sont enfuies dans les bois. Voilà ce qu’a fait le paysan cupide et barbare ! Il a déshonoré la nature pour quelque argent, renversé les beautés divines et les harmonies de la terre. Aujourd’hui vous ne verrez plus les troncs géants des vieux peupliers, mais en passant vous pleurerez sur leur tombeau et vous oublierez leur mort, car la joie de vivre adoucit les douleurs et les illusions sont les maîtresses du cœur.
Il faut jouir du spectacle par un beau matin d’avril, tiède et ensoleillé. Les eaux sont douces et accueillantes, les chatons des coudriers et des saules font à la rivière d’innombrables pendants d’oreilles. Dans les verts tendres, le merle noir à bec jaune chante les premiers amours du printemps. La poule d’eau rase l’onde en jetant son cri bref. Le martin pêcheur immobile sur un roseau, prend son vol au bruit des rames, bleu comme le ciel, vert comme l’émeraude.
Ce bel alcyon est l’hôte le plus discret du bord des eaux. Rarement on peut l’apercevoir quand il guette les petits poissons blancs dont il se fait un régal, tellement ses couleurs se marient bien à celles de l’eau. Il file droit et rapide d’une berge à l’autre et loin du lieu où il s’était posé. Le temps de voir ses éclatants reflets est celui d’un éclair, fugitif comme le regard mystérieux d’une beauté qu’on ne voit qu’en passant.
Il existe aussi dans ces parages un tout petit oiseau que l’on croirait volontiers de la famille des oiseaux-mouches, car son corps n’est pas plus gros qu’une noisette. Son plumage est d’un vert bleu sombre mêlé avec du blanc. Une toute petite aigrette orne sa jolie tête. Il établit son nid sous les saules ou bien à l’ombre de quelque cyprès. C’est une toute petite boule tissée avec de la mousse fine et du crin. Il la suspend à une branche par trois fils, et le gracieux berceau se balance mollement au-dessus de l’onde amère, Ainsi la petite mère s’endort en couvant ses œufs chéris ; et les enfants tendrement assis dans leur chaud duvet ont le zéphyr pour les bercer en attendant la becquée. Quelle magnifique confiance règne dans la nature ! Chaque pas que vous faites vous révèle un mystère, mais les plus beaux à voir sont les mystères de tendresse et d’amour
Le fleuve qui vous porte s’étend comme un beau ruban de satin gris avec des reflets blancs. Au loin la fière colline se dresse devant sa tête pour lui barrer le chemin. Insouciant il prend une autre direction, caressant au passage les flancs de son altière maîtresse. Mais qu’est-ce ceci ? Voilà que pour lui complaire et le consoler, elle allume en son cœur des feux d’une incroyable intensité ! La colline embrasée embrase à son tour les eaux où elle mire sa majesté : Quelle féerique vision que ces coteaux habillés de genêts en fleurs depuis les pieds jusqu’à la tête ! Les hauts monts du Jura sont ‘couverts de noirs sapins, les Alpes sont couronnées de neiges éternelles ; mais les sapins sont· tristes et les neiges éblouissantes. Les collines embrasées de la Suisse normande sont des merveilles que les yeux ne se lassent pas de contempler et quand la brise vient rider la face des eaux, les genêts de feu au milieu de l’onde ressemblent à des lutins dans une valse éperdue.
Un autre spectacle également digne d’envie est celui que contemple le voyageur matinal, dans les beaux jours de l’été à l’automne. La fraîcheur des nuits amène une condensation si intense au-dessus du petit fleuve que dans ces ravins étroits la lourde vapeur blanche est impuissante à s’élever bien haut. Alors la nature change d’aspect. Les hautes crêtes isolées de leurs bases ressemblent à des îlots flottants au-dessus d’une mer étrange, dans des paysages qui ne sont plus habités par des hommes. La terre devient une féerie et le pays des douleurs fait place à celui des rêves. L’œil qui voit ces choses pour la première fois est obligé de faire effort pour revenir à la réalité mais c’est une illusion gracieuse dont sont seuls victimes les fervents de la pêche et ceux qui ont le courage de s’arracher tôt des doux bras de Morphée.
En quittant les ravins du Bô, nous voyons l’Orne s’élargir tout à coup et le paysage changer de décor. A peine le fleuve a-t-il eu le temps de reprendre haleine en baignant ses rives dans la verdoyante prairie qu’une nouvelle chaîne de rochers surgit à· sa droite. C’est une muraille gigantesque longue de deux mille mètres dont les flancs extrêmes et les sommets sont abrupts et dénudés. Pareille aux vieux châteaux fortifiés, elle est sur toute sa longueur flanquée de sortes de tours qui semblent la retenir pour l’empêcher de crouler. Ce sont les Rochers du Vey. Suivez-moi, je vais vous conduire en ces lieux où vous allez emplir votre âme de pittoresque, de grandiose, d’étrange, de sublime et d’une foule de sensations inespérées.
Il faut visiter ces rochers de deux manières : par le bas et par le haut. Quand on pénètre dans ce paysage par en bas, on s’imagine que l’on va pouvoir embrasser la chaîne d’un seul coup d’œil, mais il n’en est rien. La nature est encore plus que les femmes, capricieuse dans ses atours. En pénétrant dans le sentier sur la rive droite, on a l’impression d’entrer dans une forêt barrée à quelque distance par une muraille formidable. Ces rochers qui paraissent solitaires en effet ne le sont pas. A leurs pieds et sur une partie de leurs flancs une luxuriante végétation leur fait une véritable parure de fête : arbres touffus, chênes aux troncs garnis de lierre épais, sous-bois impénétrables peuplés d’abeilles bourdonnantes et d’oiseaux chanteurs. Le sentier épouse tous les méandres de la rive et çà et là un peuplier se penche sur le fleuve, comme pour écouter les palpitations de son cœur. Mais le bois devient si épais et les arbres si touffus qu’ils dérobent les roches qui les surplombent à la vue du spectateur. De temps en temps seulement une éclaircie permet d’apercevoir l’immense muraille de schiste. De véritables avalanches de pierres se sont abattues à ses pieds, et l’on ne voit plus ni arbustes, ni fougères, ni mousses, mais des tapis de pierres désagrégées par le temps et les éléments ; tant il est vrai que tout passe et se transforme et que dans quelques milliers d’années ces immenses stratifications elles-mêmes n’existeront plus.
Savez-vous quelle est la structure de ces roches ? Ce sont ries schistes cristallins, de couleur pourpre ou lie de vin, associés à leurs bases à des poudingres, à des grès ou des marbres. Ces roches sont les premières assises de la terre, dans lesquelles on ne rencontre aucuns fossiles. Quel âge incommensurable elles doivent avoir ! Seul le fleuve pourrait nous parler éloquemment de leur âge et de leur naissance, mais il se tait ; ou s’il parle ; c’est pour dire de tout autres choses Quand il a trop de plénitude : il s’échappe de ses bords pour y rentrer en chantant. Et que dit-il dans ses chants ? Mille choses. Les génies qui le peuplent ont des langages étranges qui rappellent le gazouillis des oiseaux, la fureur du vent dans la tempête, le mugissement des troupeaux ou la psalmodie des nones au couvent.
Si vous escaladez le petit sentier qui monte, face au viaduc, vous pourrez errer sur la crête des roches, et vous planerez comme l’aigle dans les sommets vertigineux. Quand l’homme gravit les hauteurs et qu’il regarde à ses pieds, la nature où il rêvait tout à l’heure ne lui parait plus qu’un précipice immense, les chaumières des terriers d’une forme spéciale, les arbres des plantations enfantines, les pommiers en fleurs de petits bouquets faits à la main. Seul l’esprit est grand, parce qu’il plane sur toutes choses. Pourtant la nature dans son ensemble est une merveille. Collines sombres et collines ensoleillées ; collines âpres, dénudées et collines verdoyantes et fleuries ; champs verts et champs gris ; lointains clairs et lointains vaporeux ; ciel de nuages et ciel d’azur : quelle immense variété ! Partout la grâce avec la difformité, la douceur avec la violence, la force avec la faiblesse, la grandeur, avec la petitesse ; les tons clairs avec les tons sombres. Et toutes ces choses que l’homme ne pourrait allier ensemble, la nature les associe avec une aisance admirable pour en faire de la beauté. Le sentier qui vous porte est fleuri de bruyères roses.
Elles ornent la crête de ces monts et leur font à l’automne une chevelure incomparable. Mais quel spectacle ou plutôt quelle succession de spectacles étranges se déroulent sous les yeux ! A chaque pas se découvre un abîme où les yeux ne peuvent plonger sans frisson. Ces immenses découpures ne se voient nulle part que d’en haut ; et il faut les voir, car ce sont des gouffres béants, d’un aspect sauvage, étrange, inhumain. Vous croyez que tout se ressemble et il n’en est rien. Vous êtes dans un musée, vous visitez une interminable : galerie où chaque tableau a sa physionomie propre ;· il n’y a de commun parmi toutes ces choses que la force, la puissance, la grandeur et la majesté. A tel endroit le fleuve remplit : entièrement le vide de l’immense découpure ; dans ses.flots se mirent le sapin vert avec l’or d’un peuplier, et c’est tout un poème. A chaque instant, vous semblez vous éloigner pour ne plus revenir, et puis soudain c’est une nouvelle pente, une ouverture béante, une crique, une fissure, un abîme. Les roches sont plantées là par une main mystérieuse, et tandis que les unes s’appuient sur les autres, il en est qui se dressent, seules, comme des géants debout au milieu des ruines ou comme des statues en extase devant l’élément fluide. Partout la nature se pare, jamais elle ne se montre dans son absolue nudité. Les pentes sont couvertes d’ajoncs et de genêts verts, les roches sont revêtues de lichens ou de mousses. Et ces affreuses solitudes ont leurs bruyants habitants, leurs mésanges et leurs rossignols, leurs pics-verts et leurs corbeaux, leurs douces fauvettes et leurs geais criards. Comme chez les hommes, il y a dans ces rochers des assemblées, des conciliabules et des disputes, des mystères de vie et d’amour, et d’affreux drames de mort.
En arrivant presque à l’autre bout du sentier, je vis quelques pins sylvestres qui n’avaient pu monter bien haut, parce que la terre manquait à leurs racines. Un vent très doux faisait dans leurs branches l’office d’un archet. Je m’étendis à leurs pieds, aux accords de la brise je m’endormis et j’eus un rêve : Je vis les Rochers du Vey sortir tout à coup du chaos universel, à la première époque du monde, au milieu des eaux, des vapeurs et de la fumée ; leur hauteur dépassait bien cinquante fois celle qu’ils ont aujourd’hui. Je vis ensuite un géant aux bras humides s’approcher de cette masse et avec un formidable rabot en tailler le pied, les flancs et le sommet. Bientôt de la masse immense des mers, il ne reste plus qu’un mince filet d’eau, et des rochers gigantesques que quelques monticules de pierres.
S’il est des rêves menteurs, ce ne fut point celui-là, car l’artiste qui faisait vibrer les branches des vieux pins est témoin qu’il fut vrai.