La Suisse Normande : Mise au Point
Mise au point
La Suisse Normande est un pays de pittoresques splendeurs. Elle est faite de vallons étroits et sinueux, de ravins profonds, de pentes abruptes et rocheuses, de coteaux et de collines boisées, de ruisseaux murmurant dans les prairies et les bois, de mille petites cascades dont le bruissement met subitement l’âme dans un rêve, de rivières douces et tumultueuses, calmes et charmantes et redoutables.
Mais la Suisse Normande n’est pas une contrée renfermée dans des limites précises. Il est convenu de donner ce nom à la vallée de l’Orne et de ses principaux affluents : la Baize, la Rouvre et le Noireau. Encore ne faut-il pas comprendre le fleuve depuis sa source jusqu’à son estuaire, mais seulement depuis qu’il entre dans le Bocage normand jusqu’à la plaine de Caen, c’est-à-dire depuis les environs de Putanges jusqu’à ceux, de Thury-Harcourt. Cela fait un joli parcours de soixante kilomètres pour la ‘vallée de l’Orne seulement. Malheureusement la route ne serpente pas toujours sur le bord du fleuve et les amateurs de pittoresque devront parfois quitter leur voiture pour rencontrer les sites les plus agréables, et ceux où la nature s’offre à l’homme dans sa rustique beauté. Notre petit guide les indiquera au fur et à mesure.
Il faut tout d’abord corriger cette opinion qu’ont beaucoup de gens que la Suisse Normande est le pays compris dans toute la région de Mortain et des environs de Vire. Assurément les vaux de Vire et ceux de Mortain font bien partie du Bocage normand, mais si on appelle ce pays « petite Suisse Normande », c’est plutôt par extension, et le comparant avec la vraie Suisse Normande qui est le pays de Putanges, Pont-d’Ouilly, Clécy et Thury-Harcourt.
En second lieu, il importe de résoudre à l’avance cette question qui se pose à l’esprit de tout étranger désireux de visiter la Suisse Normande : Par quel bout commencer ?
Notre guide conduit le touriste du Sud vers le Nord, c’est-à-dire qu’il lui fait descendre le cours de l’Orne au lieu de le remonter. C’est beaucoup mieux à tous points de vue. Si on arrive de Caen, en effet, après avoir visité la ville aux clochers, il est tout indiqué de se diriger vers Falaise pour y voir la vieille cité de Guillaume le Conquérant et son illustre château plein de vieux souvenirs. De Falaise à Putanges la distance n’est que de vingt-et-un kilomètres.
Les touristes venant de l’Ouest, du Mont-Saint-Michel ou de la Bretagne, auront tout avantage à passer par Mortain et Vire pour aborder la Suisse Normande par Condé-sur-Noireau et Pont-d’Ouilly. Ils arriveront ainsi au cœur de ce délicieux pays d’où ils pourront rayonner tout à leur aise. C’est en se dirigeant du Sud vers le Nord que le voyage offrira le plus d’avantages et d’agréments, car la nature a disposé ses charmes en une sorte de crescendo dans cette vallée où tout est fait pour surprendre et ravir. On dirait que le fleuve lui-même n’est pas insensible à cette disposition et qu’il a besoin, avant de s’étaler et reposer dans la plaine, de traverser des vallons de plus en plus pittoresques pour se rassasier de splendeur.
« L’Orne que Ptolémée appelle Olena, a sa source à Aunon, et prenant sa course vers l’Occident, passe par Sées, Argentan, Escouché, Pont-Crespin (Putanges) et Clissy (Clécy). Les eaux de plusieurs torrents la rendent furieuse et encore davantage, quand après avoir laissé le pont-d’Ouilly, elle s’enfle de Noir’ eau qui lui vient de la butte Brimbal et d’Escoulant, au-dessus de Condé, auquel Noir’eau donne le surnom pour se perdre dans l’Orne, qui descend à Thury, au pont-du-Coudray et Clinchamp, où elle reçoit les eaux de Guigné, et tout après celles de l’impétueuse rivière de Laize qui découle des monts de l’Ancre. De là Orne vient: embrasser la ville de Caen où elle s’en-grossit encore des ondes d’Oudon à l’endroit du pont Saint-Pierre, et commençant à porter de grands vaisseaux, se hâte d’aller voir le père Océan au port et haure d’Oistreham ». (Du Moulin, Histoire de la Normandie, Rouen, 1631). Que les voyageurs et touristes n’oublient pas, en emplissant leurs yeux de beauté, de contenter aussi leur esprit. Le pays qu’ils visiteront est un des plus vieux de la terre de France et du monde. Ces rochers qui surplombent des abîmes sont les premiers soulèvements de la croûte terrestre à l’origine des choses. Ils sont bien antérieurs aux Pyrénées et aux Alpes. Il faut les regarder, les scruter, les interroger, car ils sont pleins de science et de souvenirs. Ces puissantes assises de grès, de schistes, de porphyres et de marbres ont vu des catastrophes sans nombre il y a quelques millions d’années. Ce sont les derniers survivants d’un premier état de choses dont il est difficile de se faire une idée. Cette considération à elle seu1e mériterait de voir affluer vers la Suisse normande un nombre considérable d’étrangers, à la condition que chacun ne la visite pas avec la rapidité d’un bolide, mais avec la pondération d’un être intelligent et sensible.
Au surplus on trouvera dans cette contrée tout ce qui fait le charme de nos admirables campagnes, avec des nuances plus prononcées, plus éclatantes ou plus tendres : l’indécision charmante des contours et des massifs, le silence mystérieux des bois profonds, les sentiers ombreux gardiens dès doux secrets, la plaine qui ondule, les foins embaumés, les tapis de trèfle rouge, la guipure blanche des sarrasins en fleurs, la vieille soie rose des luzernes, la grande draperie d’or du blé auquel les bluets, les nielles et les coquelicots font des dessous bleus, violets et rouges, la flamme des genêts au printemps, la douceur violette des bruyères à l’automne, et sur toutes ces choses des ciels prodigues de lumières et d’ombres, des aurores aux doigts de rose. Des couchers de soleil éclatants, des brises rafraîchissantes au milieu du jour.
« L’air, dit encore le vieil auteur, y est tempéré, bien sain, fort propre pour la digestion et surtout pour la fécondité. Les vapeurs de la mer y empêchent les trop grandes rigueurs du froid et la violence insupportable des chaleurs de l’esté. L’Automne et l’Hyver. Y sont pleins de vents et quelquefois le Printemps et l’Esté sujets aux tonnerres ; les tremblements de terre y sont très rares, d’autant que la froideur de l’air, le voisinage de la mer et la bassesse de la terre ne les peuvent naturellement endurer …
« La terre produit toutes sortes d’arbres, voire mesmes des cèdres et des pins et des lauriers principalement vers la mer. Il y a de grandes forests de sapins qu’on transporte pour les masts des navires. Les cyprès y viennent aussi, mais les grands hyvers les font mourir. Les oranges s’y nourrissent dans des barriques, mais avec un soin qui surpasse le plaisir et le profit. Les amandiers y viennent assez, les cerises, abricots, pesches, prunes, noix, noisilles, chastaignes, neffles alizes et autres fruits que la curiosité y a transplanter abondent presque partout et surtout les pommes et les poires desquelles on fait partout le poiré et le cidre, breuvages si excellents et si profitables à la santé que maintenant dans les plus grands festins de Seigneurs François et des Parisiens mesme on laisse le vin pour en boire. Aussi le poiré est grandement diurétique, et le cidre pour une qualité naturelle humecte davantage que le vin et empesche tant les opilations de la rate et du foye que l’obstruction des hypocondres ». (Du Moulin, Discours de la Normandie).