Chateau Ganne
Amis, écoutez une belle histoire d’amour et de mort.
Le Martret ou mont du martyre est une côte de la Suisse normande toute hérissée de rochers, à l’aspect à la fois romantique et sévère. De son sommet le voyageur découvre les clochers, les monts, la plaine, les bois couverts de noirs sapins, les hautes futaies, les pâturages et les chaumières. De là on voit la Butte du Paradis, où les Anglais enfouirent des trésors immenses, fleurie et verdoyante, la Butte de l’Enfer nue et décharnée. Au centre on aperçoit Ganne dont l’antique château est maintenant enseveli dans les arbres. De ce château il ne reste plus que des ruines, mais il suffit de regarder ces vieilles pierres pour comprendre qu’elles sont riches de souvenirs.
Le château Ganne a-t-il été bâti par les Romains ? Est-il de fondation neustrienne ou saxonne ? Nul ne le sait, mais la tradition le fait remonter même avant le temps de Charlemagne. Il était ceint d’une triple muraille, la première au pied de la colline et la seconde à mi-côte ; sur la hauteur un large fossé défendait l’approche des murs épais du château, vaste carré long dont l’intérieur offrait une continuité d’arcades supportées par des colonnes à chapiteaux sculptés. Des ouvertures à plein cintre éclairaient l’étage supérieur. Il y avait des sentinelles dans les guérites et sur les tours, des arbalètes et des armures tout le long des murailles. La bannière féodale flottait sur le donjon, les cours étaient peuplées d’hommes d’armes ; les chaînes du lourd pont-levis s’agitaient, la herse aux crocs menaçants se détendait.
Du vieux château féodal il ne reste plus que la troisième enceinte rongée et dégradée par le temps. Les fossés sont pleins d’une belle végétation, des arbrisseaux de toutes sortes croissent sur les murs et dans les crevasses ; des genêts aux fleurs d’or, des épines aux blanches fleurs et aux baies de corail, des ronces, des lierres énormes, des églantiers aux fleurs suaves et légères. Quelques arcades sont encore debout. Avant que ces derniers vestiges ne soient la proie du temps et de la stupide indifférence des hommes, il est utile de recueillir l’histoire qui s’est passée là et que plus de trente générations nous ont léguée.
Le comte Ganne n’était pas d’origine franque : il descendait de ces saxons qui, au \/e siècle, vinrent s’établir dans cette partie de la Neustrie qui forme aujourd’hui le diocèse de Sées. C’était un homme au caractère intrépide, mais indépendant et dissimulé. Tels étaient aussi ses ancêtres. Toute la noblesse du pays le redoutait, et bien avant l’organisation féodale, il était déjà considéré comme le seigneur des seigneurs. La domination de Charlemagne lui était insupportable. C’était son fils, Ganelon, qui à Roncevaux avait attiré Roland dans une embuscade où il périt. Ganelon avait paye de sa mort sa trahison, mais la colère du grand empereur ne devait point s’apaiser avant que le père n’eût expié lui-même le forfait du fils. Il envoya donc une armée avec mission de détruire le château et de s’emparer de Ganne, mort ou vivant.
Du sommet de la butte Saint-Clair, les troupes de l’empereur furent aperçues à l’autre extrémité de la plaine. Alors retenti le bruit des cloches, des trompes et des buccines. Les vassaux accoururent de toutes parts. Six cents hommes s’enfermèrent dans la forteresse avec des armes et des vivres. Mellia la Blonde, Mellia fille unique du comte Ganne, revêtit elle-même l’armure des chevaliers pour donner du courage au cœur des combattants. C’était une jeune fille au cœur ardent, bien faite de corps et de visage. Elle ressemblait à la Belle aux cheveux d’or que Tristan aima tant qu’il en mourut. Ses yeux portaient le trouble dans le cœur des chevaliers, jeunes et vieux. Quand ils la voyaient passer, ils cessaient d’éperonner leurs chevaux et tressaillaient de ce trouble que l’amour seul peut définir. Mellia la Blonde revêtit le haubert et la cotte de mailles, elle se coiffa du heaume, se ceignit de l’épée et parut si belle que tous jurèrent de mourir pour la défendre.
Cependant l’armée de Charles approchait. Quand elle ne fut plus qu’à trois milles de la forteresse, un héraut d’armes vint au pied des remparts sommer Gannes de se rendre. Le comte répondit insolemment au message de l’empereur. Alors il fut déclaré traître, rebelle et félon, et le siège commença, cruel, meurtrier, sanglant. Des tours et des meurtrières une grêle de traits s’abattit sur les assaillants. Des pierres énormes furent lancées du haut des murailles. La bataille fit rage pendant six jours, sans succès. Désespérant de prendre la place de vive force, le commandant des troupes d’assaut changea sa tactique ; il demanda des renforts et bloqua la forteresse pour la prendre par la famine. Ce fut un siège long, douloureux. Les vivres s’épuisèrent et les preux luttèrent contre la faim, cet autre ennemi invisible et autrement implacable que les hommes.
Un soir quelques guerriers plus résolus sortirent par une poterne inaperçue, et à la faveur des ténèbres se répandirent au-dehors dans l’espoir de faire des vivres. La belle Mellia était avec eux. Fille de comte, elle avait résolu de mourir ou de sauver son père. Hélas ! un gros de soldats ennemis les reconnut et leur barra la route. On s’empara de la jeune héroïne dont la main était couverte de sang, et quelle ne fut pas la surprise des soldats quand, lui enlevant son casque, ils virent de beaux cheveux blonds encadrer une pâle et belle figure de femme et retomber en boucles ondoyantes sur son armure.
Les prisonniers furent conduits devant l’officier de l’empereur. C’était un jeune seigneur dont les traits offraient un mélange de fierté et de douceur. Sa voix avait quelque chose de tendre et de persuasif qui alla jusqu’au cœur de la jeune fille, et quand il s’excusa de ne pouvoir rendre la liberté à aucun des prisonniers, un sourire involontaire glissa sur les lèvres de l’imberbe chevalier. Deux fois captive, elle oublia son père ; ses frères d’armes, les preux qui souffraient de la faim ; tout son cœur fut pris par un autre sentiment. Ah ! malheur à la femme qui s’est ainsi faite l’esclave de l’amour …
Huit jours se passèrent. Dans le fort, la faim était affreuse. Des hommes et des chevaux avaient succombé. Ganne croyant sa fille sauvée résolut de chercher son propre salut en passant sur le corps de ses ennemis. Et puisqu’il devait mourir, mieux valait mourir dans la gloire. Le coup devait être tenté le lendemain, mais dans la nuit Mellia se présenta au pont levis qui s’abaissa et se releva aussitôt. Elle avait obtenu, dit-elle ; à force d’instances la permission de revenir près de son père. Ce dévouement arracha des larmes aux soldats du corps de garde encore plongés dans un demi-sommeil. Mais écoutez ce qui se passa : Sans perdre de temps, la jeune fille se dirigea de nouveau vers le pont-levis. La lune brillait d’un doux éclat. Tel le bon génie du castel dans sa forme blanche fait sa ronde de nuit le long des remparts, telle apparut la fille du comte Ganne, à cette heure d’horrible et solennelle trahison. Elle s’arrête, tremblante, frappe trois coups dans sa main ; le signal est répété au-dehors. Le pont-levis s’abaisse de nouveau. Une troupe armée se précipite sous les voûtes mal gardées, et l’on entendit la voix de la jeune fille coupable qui disait à son amant : « Hâte-toi, le temps presse !
Au bruit des armes, l’écuyer du comte se réveilla en sursaut « Trahison, dit-il, trahison ! » – Malédiction, s’écria le comte, mes armes ! » A peine avait-il prononce ces mots que la fille prise d’un subit, mais trop tardif remords, s’avançait vers lui, le pressant de fuir par la porte de l’ouest. Le comte Ganne préfère la mort à la honte. Le bruit redouble, un cliquetis, des clameurs de plus en plus rapprochées ; les soldats se précipitent Ganne veut frapper ; son épée est arrachée de sa main défaillante. Il est chargé de fers sous les yeux de sa fille qui, tremblante, se jette à ses genoux pour demander grâce. « Par ma fille, s’écria-t-il, le sort s’est retourné contre moi »
Le malheureux comte sortit du château, lié par des cordes cruelles. On lui plia les jambes ; ses bras furent fixés le long de son corps et ses épaules ramenées vers les genoux. On le porta ainsi garroté sur le Martret. Là on le plaça dans un tonneau hérissé à l’intérieur de clous longs et aigus et de lames d’acier. Le tonneau, lancé du haut de la colline, roula de roc en roc et rebondit cent fois avant d’avoir atteint le fond de la vallée : supplice horrible, épouvantable, qui arracha au malheureux comte des cris affreux, des rugissements terribles. Quand le tonneau s’arrêta, Ganne avait cessé de souffrir.
Quelques jours après, des paysans trouvèrent non loin de là, au bord du torrent, le cadavre d’une jeune fille. Mellia la Bonde n’avait pu survivre à sa honte, elle s’était noyée.
Quand vous irez voir les ruines chancelantes du château Ganne, interrogez les pierres, elles ont sans doute d’autres secrets encore à vous raconter, mais n’allez pas la nuit dans le ravin sinistre du Martret. A la clarté blafarde de la lune, on voit errer une forme ressemblant à un beau lévrier blanc. Posant à peine sur le sol, ses pas ne font même pas courber la cime des herbes. Il bondit de rocher en rocher, en quête d’une proie. C’est l’âme de la jeune fille qui cherche encore celle de son infortuné père.