De Saint Cristophe sur Pont d'Ouilly à Saint Clair de la Pommeraye
Saint-Christophe est un minuscule, mais ravissant village encadré à droite par une colline de roches escarpées à gauche par le large ruban du fleuve et les vertes prairies. La ligne de rochers qui commence là se poursuit sans interruption sur une distance de plus de trois kilomètres, mais du nord elle oblique brusquement vers l’ouest en décrivant une courbe gracieuse. Rien de plus captivant pour les yeux que ces roches colossales aux flancs capricieux. Leurs anfractuosités sont couvertes de grands genêts, et quand viennent les tiédeurs du printemps, ces arbustes échangent leur robe verte pour prendre l’éclat de l’or ; ils sourient ainsi devant le soleil auquel ils doivent leur beauté, et le flot qui coule à leurs pieds semble dormir pour leur permettre de mieux se mirer dans son sein. Au pied de la colline une découpure profonde laisse passer la route qui va de Saint-Christophe à Saint-Clair de la Pommeraye. C’est une grande côte longue de six kilomètres taillée en pleines collines rocheuses et boisées, aux bords de ravins profonds et silencieux. Là le touriste a vraiment l’illusion d’être dans la grande montagne. Les sinuosités du chemin lui ménagent les surprises les plus agréables et les plus imprévues : collines escarpées, murailles de verdure, genêts flamboyants au printemps, mosaïques éclatantes à l’automne. Et quand le beau givre couvre toutes ces ramures déshabillées de leurs feuilles, que le soleil scintille sur ces myriades de perles fines, il vous semble que vous n’êtes plus sur la terre, mais dans quelque paysage d’un monde enchanté, et que fées et lutins vont surgir de toutes parts. Les petits lapins cabriolent dans les sentiers et quelquefois une jolie biche aux yeux de jais s’arrête, surprise de rencontrer là d’autres bêtes que celles de son espèce. Pour qui sait voir et regarder, ah qu’il fait bon là cheminer !
A un détour du chemin à gauche apparaissent les hautes futaies de hêtres et de sapins du Château Ganne, puis toujours à gauche un des paysages les plus enchanteurs et les plus pittoresques de la Suisse normande : une immense cuvette de verdure. Sur un de ses bords une vieille église avec des fermes et des chaumières ; sur l’autre des mamelons couverts de noirs sapins qui se détachent des lointains brumeux comme des vues photographiques sur un écran. Jamais peintre paysagiste ne trouvera pour son pinceau une toile aussi digne d’envie. Et là-dedans des lumières à profusion, des blanches, des rouges, des grises, des tons pâles et des tons chauds, toutes les nuances du vert au printemps, toutes les délicatesses du jaune et de l’orangé à l’automne, tous les mauves le matin, tous les bruns au déclin du jour.
Quand la longue route s’arrache enfin au mystère des bois, le paysage s’élargit et les poumons s’emplissent d’air frais, parce qu’on est plus loin des ‘bas-fonds et plus près du ciel. Saint-Clair en effet est un des points culminants des collines de Normandie : 309 mètres au-dessus du niveau de la mer :
Mais pour jouir d’un excellent point de vue il faut deux conditions : premièrement que la nature vous favorise, parce que Saint-Clair, bien souvent, porte très mal son 110m ; en second lieu il est nécessaire de rechercher le point culminant du sommet et celui-ci est indiqué par une plaque du syndicat d’initiative.
Vous arrivez à la butte. C’est un tertre de gazon situé à deux pas, d’une petite maison de ferme basse, au milieu d’un champ. Votre présence ne passera jamais inaperçue, parce qu’un chien, fort en gueule, vous a décelé aux hôtes de la maison. Alors une bonne petite normande sort au-devant de vous avec une petite table pour vous servir. Vous rêvez déjà qu’une excellente collation va ajouter ses délices au spectacle de la nature, et par avance vous voyez sauter le bouchon et vous dégustez le bon cidre capiteux des vergers d’alentour ! … Mais non, c’est la table d’orientation. Il y a sur cette table t1n carton sur lequel sont écrits des noms de villages, des noms de bois, des noms de pays. Tout en haut quelques hachures au crayon bleu indiquent la mer, quand elle est bleue, et en bas on lit ces lignes : « Ici Saint-Clair-sur-Epte où Charles le Simple signa le traité fameux qui donnait à Rollon tout le territoire qui devait former la Normandie. » Beaucoup de visiteurs, sans doute, sont convaincus et attendris. Peut-être s’en trouve-t-il qui cherchent en esprit l’endroit même où le fier soldat normand fit faire la culbute au roi en lui baisant le pied ; mais l’Epte, la petite rivière, personne ne la cherche. D’ailleurs elle n’est pas là, elle est loin de là. La, petite normande a mal situé son morceau d’histoire. Mais tout de même quel génie fécond a bien pu lui souffler cette inspiration ! Car il eût été beau et bien que la grande scène historique se fût passée là. Sur la butte Saint-Clair face à l’immense horizon, voyez-vous d’un côté le roi Charles avec ses barons de l’autre le Normand avec ses pirates, et de même que sur la montagne le diable disait au Christ : « Je te donnerai tout ce pays-là, si tu m’adores » le premier disant à l’autre : « Regarde tout ce que je te donnerai, si tu nous f… la paix ! » De cette idée peut-être, qui sait ? est venue l’erreur géographique de la table d’orientation. Mais passons et laissons l’histoire pour l’art et la poésie. Oui la butte Saint-Clair est un merveilleux point de vue. De là on découvre : montagnes et vallées, prés, bocages, labourages, champs et plaines, bref une partie de la création. Munissez-vous d’une bonne jumelle et vous apercevrez sans peine l’humide ceinture de Thétis, des navires gros comme des mouches, la pointe de la Hève et, beaucoup plus près, les plaines de Falaise et de Caen. A l’horizon ouest se dresse le mont Pinson, rival altier de la butte Saint-Clair, avec toutes les collines qui l’entourent comme des servantes, les monts de la Villette et de Saint-Martin-de-Sallen, les collines du Plessis-Grimoult, les rochers abrupts et dénudés de Clécy. Nulle part les commotions et soulèvements de la terre en Suisse normande n’apparaissent avec autant d’évidence et de relief qu’à cet endroit.
Tâchez de visiter la butte un soir clair d’équinoxe, peu après le coucher du soleil. Alors, si le génie de l’air vous favorise, vos yeux ne voudront plus regarder la terre, tant ils seront captivés par le ciel. Ce n’est pas d’un coucher de l’astre qu’il s’agit ni des splendeurs qu’il prodigue au sein des nuages, c’est d’un tout autre phénomène plus délicat, plus éthéré, plus sublime et plus mystérieux. A l’heure qui précède le crépuscule, quand l’astre a disparu à vos yeux, mais qu’il enveloppe encore de sa lumière des régions plus élevées, tandis que les choses de la terre commencent à se couvrir d’un voile gris, vers le nord quelque montagne de nuages flotte dans un azur d’une subtilité infinie. Ce n’est plus alors une masse floconneuse qui apparaît à vos yeux ravis, c’est un monde mystérieux placé dans une supérieure inconnaissable atmosphère, un monde où il y a des vallons et des descentes enchantées, des portiques chargés de fleurs, des fleuves de cristal, des flots de lumières tamisées et des êtres au corps éthéré et subtil. D’instinct et par le simple aspect d’un spectacle aussi étrange et inattendu, l’esprit qui contemple ces choses n’est plus terrestre : il se dégage comme par enchantement de toute forme matérielle et s’envole clans les étoiles, car clans les étoiles tout doit être ainsi.
Revenons à la terre. Non loin de la butte, à quelques mètres de la grande route, se trouve la chapelle Saint-Clair, autrefois en grande vénération, aujourd’hui à peu près délaissée. C’est un édifice sans caractère au point de vue architectural, mais la chapelle primitive devait être fort, ancienne et remonter au XI° ou XII° siècle. Cette dernière, entièrement détruite par le temps, fut rebâtie de fond en comble à la fin du XVII° siècle. Elle était blottie au milieu dune plantation de hêtres dont un plus gros et plus élevé et plus élevé que les autres formait une protubérance de feuillage qu’on distinguait fort bien à plusieurs lieues de distance. Le vandalisme mercantile a passé là comme ailleurs, et du bouquet de hêtres il ne reste plus que deux platanes à l’ombre desquels s’abrite le petit édifice. L’intérieur de la chapelle est dépourvu aussi d’architecture. On y voit cependant, au-dessus de l’autel, un vieux retable en pierre massive, de style Louis XIV, avec des cartouches ornés de rinceaux de feuillages et de fruits. Deux statues en pierre, l’une de Saint-Clair, l’autre de Saint Louis, sont placées à droite et à gauche de l’autel. La tradition rapporte que le saint roi visita cet édifice, et pour laisser un souvenir de son passage, il porta un édit qui attribuait à une abbaye voisine, Sainte-Marie-du-Val, la moitié des coutumes de la foire qui se tenait annuellement près de la sainte chapelle. A proximité de celle-ci se trouve une fontaine, la fontaine Saint-Clair où les malades de la vue allaient demander le soulagement ou la guérison. Les Normands en effet établissaient autrefois une sorte de synonymie entre le nom d’un saint et les membres qu’il guérissait. Saint Clair guérissait trois reprises sous les dolmens sous les tables de pierre, à l’ombre d’un chêne antique. Par là se trouvaient réunis le culte de la pierre, de la source et de l’arbre. Beaucoup des monuments mégalithiques avaient servi de sépultures à des chefs saxons, gaulois et romains. Les prêtres des premiers siècles les transformèrent en sépultures chrétiennes, et le culte des morts subsista, transformé en culte des saints. On agrémenta tout cela de légendes curieuses auxquelles le peuple est toujours pressé d’ajouter foi, tant le merveilleux a de force sur l’esprit humain. Pour expliquer la présence des dolmens, menhirs et autres pierres sacrées, on répandit le bruit qu’ils avaient été apportés par la Vierge dans son tablier. Les cavités qu’on y voit sont les empreintes des pieds du saint, etc. Il existe à Saint-Nicolas de la Chénaye, près de Bayeux, Une pierre nommée la pierre de Saint-Nicolas. C’est un monolithe dont le sommet est percé d’un trou, Les jeunes filles qui désirent se marier dans l’année doivent escalader cette pierre d’un seul bond pour retomber de l’autre côté, en ayant soin de faire tomber en sautant quelques pièces de monnaie dans le trou de la pierre. A Saint-Vigor, dans une chapelle se trouve une pierre, la pierre de Saint-Vigor, qui porte l’empreinte du pied de Saint-Loup. Les trous pratiqués dans les pierres, qui étaient des cuvettes de polissage pour les haches de pierre, devenaient les écuelles des saints lépreux, les veines de la pierre devenaient les veines des saints jadis pétrifiés là.
Quant aux fontaines et sources sacrées, elles passaient pour avoir jailli sur la demande ou la prière des saints. Elles devinrent les formes palpables destinées à rappeler la première prédication du christianisme et son triomphe dans un endroit. Et comme clans le paganisme les sources et fontaines étaient sous la garde des fées ou des génies, dans le christianisme on les dédia aux grands personnages et aux saints. On connaît des sources Saint-Ouen, des fontaines Saint-Martin, Saint-Meen, Saint-Wulfran, et surtout des fontaines Saint-Clair, toutes en grande vénération, car elles guérissent les maux d’yeux, eczémas, dartres, ulcères et blessures. Mais on ne s’y baigne plus. Tout autour les malades, après leur pèlerinage, plantent de petites croix de bois sur lesquelles ils accrochent les linges ayant servi à soigner leurs plaies : vieille coutume païenne qui a résisté aussi à l’assaut du temps, puisque des chiffons suspendus à des pieux se voient encore au milieu des bois en Sibérie, chez les Esthoniens, en Algérie, au Maroc et en Syrie. De même au pied des calvaires et des statues champêtres on apporte du gui ; c’est la survivance du gui sacré, si cher aux Gaulois et à leurs Druides.
Près de la petite chapelle Saint-Clair de la Pommeraye aujourd’hui délabrée et près de sa fontaine, à l’ombre des grands arbres disparus, des multitudes autrefois accouraient de toutes parts. Qui dira tout ce qui s’est passé là depuis le jour où l’homme sentit le besoin d’élever son cœur vers les hauteurs et de chercher dans le ciel un secours pour ses membres débiles ? Vieux passé, vieilles histoires. Mais le monde encore et toujours malade cherche ailleurs et souvent en vain les remèdes propres à guérir ses maux éternels et mystérieux !