L' Abbaye du VAL
Sous les hauteurs de Saint-Clair de la Pommeraye, dans un vallon solitaire qui descend de l’est à l’ouest, au milieu d’un magnifique paysage de prairies et de bois, se trouvent les derniers et rares vestiges d’une abbaye autrefois célèbre que l’on appelait Sainte-Marie-du-Val. Sa naissance remontait à une antiquité si haute qu’il est impossible : de lui assigner une date de fondation. On sait qu’elle était abbaye royale, c’est-à-dire que les moines ne pouvaient élire leurs abbés sans la permission du roi ; mais eut-elle pour fondateurs les rois de France, les rois d’Angleterre ou les ducs de Normandie ? L’histoire qui sait tant de choses est muette sur ce point. On peut affirmer, sans crainte d’erreur, qu’elle était antérieure au XIe siècle, puisqu’il existe une ordonnance de Henri 1er roi de France par laquelle il confirmait quelques legs faits à cette abbaye. Ses armes « de gueule aux trois tours d’or » étaient comme celles de la ville de Falaise écartelées de celles de France. Elle eut pour principaux bienfaiteurs, dans la première moitié du XIIe siècle, Gosselin de la Pommeraye, son fils et son petit-fils, qui lui accordèrent, par charte, des domaines considérables à Saint-Omer, Angoville, Bonnœil, Rappily, Le Bô, Cossesseville, Saint-Clair, Placy, La Mousse, Tournebu ; Ronfugeray, etc. A la fin du même siècle, deux nouveaux apanages s’ajoutèrent à tous les autres : le prieuré de la Carneille et la léproserie du Bois-Halbout. Notre-Dame-du-Val possédait en outre quatre prieurés importants en Angleterre, dans la Cornouaille et le diocèse d’Oxford. On sait qu’il existait alors des relations très étroites entre la France et l’Angleterre, puisque les rois d’Angleterre étaient ducs de Normandie.
Quelle était la vie des religieux de Sainte-Marie-du-Val ?
Ils étaient chanoines. C’est un grand mot, mais empressons-nous de le dire, ce mot n’avait pas autrefois la même sonorité qu’aujourd’hui. Hélas ! le temps et les hommes pervertissent les meilleures choses. Les chanoines de nos jours sont de hauts dignitaires de l’Eglise tout rutilants de soie, de pourpre et d’hermine. Les chanoines d’autrefois étaient de simples religieux vivant ensemble sous une règle commune. Le mot « chanoine » vient du latin « canonicus » qui dérive lui-même du grec « cânon » : règle. On les appelait chanoines de Saint-Augustin parce que leur origine remontait à ce saint évêque. Ils s’adonnaient à la prière et à l’étude des sciences, puis vaquaient aux occupations du ministère paroissial dans les églises ou prieurés de leurs dépendances.
Longtemps l’abbaye du Val fut prospère, et le petit vallon connut des années de bonheur et de gloire, mais la guerre de Cent ans vint, et avec elle l’invasion. La Normandie fut le théâtre de calamités sans nombre dont les monastères furent les premiers à souffrir. Le 12 juillet 1346, Edouard III, roi d’Angleterre, fit voile pour les côtes de la Normandie la tête de mille vaisseaux et débarqua à Saint-Vaast-la-Hougue. Il traversa le Cotentin, semant partout sur son passage l’incendie, le meurtre et le pillage. Les pauvres moines effrayés abandonnèrent leurs monastères. Dix ans plus tard l’invasion recommença et les jolies campagnes normandes furent de nouveau le théâtre de désastres et d’atrocités sans nombre. Il en fut encore ainsi après la bataille d’Azincourt. Tous les lieux traversés par les troupes anglaises furent impitoyablement rançonnés ou livrés au pillage. La communauté de N.-D.-du-Val. fut dépouillée et ravagée comme les autres. Après la guerre de Cent ans, il y eut une accalmie pendant laquelle l’abbaye refleurit, et de nouveau les chants de paix et d’allégresse succédèrent aux cris d’épouvante et de douleur ; mais le XVIe siècle ramena deux épreuves qui furent pires que toutes les autres : le protestantisme et le régime des commendes. Il y avait à peine quarante ans que la réforme existait que toute l’Europe était à feu et à sang. Au nom de la liberté, l’homme prit la torche et le poignard contre une autre liberté que sa haine lui faisait appeler fanatisme. Alors les statues furent mutilées, les bibliothèques brûlées, les choses les plus sacrées foulées aux pieds. Après les villes de Caen et de Falaise, l’abbaye du Val fut pillée par les Calvinistes en 1562, ses titres furent brûlés, l’église et les bâtiments mis en ruines. Encore ce malheur n’atteignait-il que les splendeurs matérielles d’une magnifique maison. Il fallait qu’elle fût frappée plus au cœur. Avec le concordat de François 1er s’établit en France le régime des commendes, c’est-à-dire des abbés nommés par la faveur royale. Cette mesure contribua à tuer les ordres religieux bien plus que la violence des persécutions. L’abbé ne résidant plus dans sa maison, celle-ci perdit tout ce qui faisait son prestige et sa force. Le relâchement consomma la ruine de N.-D.-du-Val. Les moines n’eurent bientôt plus d’autre règle que celle de l’abbaye de Thélème : Fais ce que tu voudras. L’office canonial fut abandonné, chacun vécut sa petite existence personnelle, et ce fut un beau spectacle que celui de religieux qui ne se réunissaient plus que pour boire et manger, jouer aux boules ; aller à la chasse. Le temps n’était même plus où, comme dit Thérèse d’Avila, on regardait par les fissures des murailles ou on sautait le mur du couvent, car la porte grande ouverte laissait aller chacun où le portait son plaisir. Desolatione desolata est… Si Jérémie eût passé par là, il n’aurait pu contenir ses pleurs et ses lamentations : « La fille de Sion a perdu sa beauté. Ses princes sont devenus semblables à des béliers qui n’ont plus de pâturages … Est-ce bien là celle qui était si belle et qui faisait la joie de l’univers ? »
« Comment en un plomb vil l’or pur s’est-il changé ? »
Un des derniers abbés commendataires de l’abbaye du Val fut Jean-Armand Le Bouthillier de Rancé, qui devait son bénéfice à la faveur de Richelieu dont il était le filleul et le favori. Mais de Rancé était un abbé séculier, passionné non seulement pour les lettres, mais encore pour l’escrime, la chasse et le plaisir. C’était une nature ardente. Il passait une partie de son temps à la cour, l’autre en son domaine de Véretz. Il menait un grand train de vie, circulait avec huit chevaux de carrosse, une livrée à la mode, et faisait de grandes réceptions. Son abbaye normande et les autres ne lui importaient que parce qu’il en touchait les revenus. Pourtant l’heure de Dieu devait sonner pour ce cœur si exalté et si épris du monde. Il vit succomber successivement ses amis les plus tendres, et en voyant s’effondrer en un clin d’œil tout ce qui lui avait paru si beau et si stable, il réfléchit. Un sentiment mystérieux le conduisit à N.-D.-du-Val en 1658. Sans aucun doute il fut touché de compassion à la vue des désordres qui y régnaient. La vue des misères morales de ses frères lui fit-elle jeter les yeux sur les siennes propres ? Toujours est-il qu’à partir de cette date sa résolution fut prise. Il régla ses domestiques, dispersa sa fortune et quitta le monde définitivement pour aller s’enfermer, non pas à l’abbaye du Val dont la règle ne lui parut pas assez austère, mais à la Trappe de Soligny dont il devint le réformateur. Il y mourut saintement trente-sept ans après. Il avait eu pour successeur au Val son ami Nicolas Druel d’Angoville, favori d’Anne de Gonague de Clèves, princesse palatine et de la princesse Henriette d’Angleterre. Heureux siècle où les abbés étaient les favoris d’aussi hauts seigneurs et d’aussi grandes dames ! Druel vivait à la cour, mais c’était un homme de mœurs sévères et d’une vie régulière. La conversion de son ami de Rancé l’avait tellement touché qu’il résolut lui-même de se consacrer complètement à la réforme de son abbaye. L’histoire nous dit qu’en 1676 on le vit, comme un pauvre pélerin, traverser les montagnes de la Basse-Normandie, descendre une vallée profonde et frapper à la porte de N.-D.-du-Val pour y chercher un asile et refaire le pauvre nid abandonné. En effet, sous son gouvernement, Sainte-Marie-du-Val redevint florissante comme dans les beaux jours du passé. Un homme suffit, quand la Providence le veut, pour réparer le désordre et ressusciter l’enthousiasme. Les murs du monastère croulaient de toutes parts. Les admirables chapiteaux du XIIIe siècle jonchaient la terre. Druel releva les ruines d’un édifice qui, malgré les guerres et l’indifférence des hommes, avait gardé encore quelque chose de son cachet primitif. Au bout de trois ans, Notre-Dame-du-Val reprit sa magnifique parure d’antan. A près l’église, on restaura le cimetière, puis le cloître et les bâtiments, puis les églises, chapelles et abbayes qui dépendaient de l’abbaye mère.
L’abbaye du Val retrouva non seulement un corps nouveau, mais encore une nouvelle âme, car l’abbé introduisit dans la vie de ses religieux toute une série de réformes utiles et nécessaires. Les abus disparurent l’ordre fut rétabli et de nouveau les huit cloches du monastère firent résonner les échos du vallon de leurs carillons joyeux. Druel édifia ses religieux par ses vertus et les religieux marchèrent sur les traces de leur saint abbé. On raconte que celui-ci allait tous les ans à la Trappe visiter son ami de Rancé. Le solitaire du Val traversant à pied les forêts normandes pour aller voir le solitaire de Soligny, voilà presque renouvelée au dix-septième siècle l’histoire de Paul et Antoine au fond d’un autre désert, treize siècles auparavant.
Notons en passant que l’abbaye du Val était essentiellement charitable et hospitalière, que les pauvres et les voyageurs y étaient accueillis avec le plus grand zèle, qu’elle fournissait gratuitement des remèdes à tous les nécessiteux et de larges aumônes aux pauvres gens des environs.
Druel mourut en 1720, âgé de quatre-vingt-dix ans, accablé de fatigues et d’infirmités. Après lui seize prieurs gouvernèrent successivement l’abbaye jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Parmi eux, il est intéressant de relever le nom de François Fleury qui gouverna de 1756 à 1762. En ce temps-là vivait à l’abbaye un frère nommé Malherbe qui, au lieu de s’appliquer à la réforme de ses défauts, s’occupait surtout des défauts de ses frères. Il était brouillon, bavard et calomniateur. Son exemple eut dans la communauté des effets funestes ; les postulants et novices écoutèrent ses perfides conseils. Il y avait à l’abbaye une cour nommée cour des étrangers près de laquelle se tenait chaque dimanche un marché important. Frère Malherbe s’émancipa. Le prieur le rappela à l’ordre. Les scandales qu’il fit provoquèrent la visite de l’évêque de Bayeux, mais ils eurent surtout pour effet de causer une affliction profonde à M. Fleury. Celui-ci quitta l’abbaye du Val pour devenir chanoine de Notre-Dame-du-Vœu de Cherbourg. Le prieur de cette communauté le nomma au prieuré curé de Jobourg, au cap de la Hague. Là il s’employa, pendant la guerre de l’Indépendance américaine, à surveiller les corsaires anglais qui sillonnaient la mer, à protéger les convois en partance pour l’Amérique, à se prodiguer jour et nuit aux officiers et soldats. Il était alors en relations très suivies avec le duc d’Harcourt, gouverneur de la Normandie, et Dumouriez, qui commandait la place de Cherbourg. Il écrivait un jour au duc d’Harcourt : « Je vous fais savoir, Monseigneur, que j’ai besoin d’une lunette telle qu’on n’en trouve point dans ce pays. La mienne ne peut plus me servir ; elle ne découvre, qu’à une petite distance. Je voudrais que tout répondit à mon zèle ; nous ne serions jamais surpris et Messieurs nos généraux seraient informés aussi exactement que je l’ai fait jusqu’ à présent ». Ainsi ce ministre de Dieu trouvait plus facile et plus agréable de surveiller I’Océan que de gouverner quelques hommes vivant en communauté ! M. Fleury mourut à la peine, laissant une mère infirme de quatre-vingts ans à laquelle le duc d’Harcourt, sur la prière de Durnouriez, fit assigner une pension viagère de quatre cents livres.
L’abbaye du Val connut encore, avant la fin du XVIIIe siècle, quelques années de splendeur. Ses revenus lui permettaient de secourir bien des infortunes et des misères, car la charité était sa vertu par excellence. La Révolution devait détruire définitivement et en bien peu de temps ce que tant d’années avaient amassé. Les institutions les plus honnêtes et en apparence les plus stables sont à la merci d’un événement ou d’un cataclysme. Le 4 août 1789 l’Assemblée nationale déclarait que les biens ecclésiastiques appartenaient à la nation. Ce fut le coup de foudre qui brisa l’édifice. Les pauvres moines furent réduits à n’avoir même plus de pain. Le vide se fit, et la misère fit tache d’encre aussi tout autour d’eux. La douce charité en s’enfuyant fit place à la cupidité brutale et barbare. L’abbaye fut dépouillée de tous ses objets précieux. Riches boiseries, ornements, autels, lustres, stalles, trônes, horloge, orgue avec son buffet, tout disparut. La plus grosse cloche qui pesait 2.000 livres fut vendue 300 francs à la commune de Clécy par le maire et l’adjoint de Saint-Omer. Du beau monastère il ne resta plus que les murs. Le Directoire de Falaise mit en vente l’abbaye avec ses dépendances, excepté l’église, l’abbatiale, la cour des étrangers et un terrain attenant, réserve faite pour le cas où l’abbaye serait érigée en paroisse. L’adjudication eut lieu à Falaise le 5 janvier 1792, dans une des salles de la maison des Cordeliers. Au 15e feu elle fut adjugée aux citoyens Gelée et Jardin pour la somme de 120.000 livres. Ceux-ci inquiets s’empressèrent de la revendre à M. de Pressigny pour 133.000 livres et 13.000 livres de pot de vin.
Les magnifiques bâtiments de l’abbatiale et de l’église qui constituaient la réserve furent affichés à leur tour en 1805 et vendus au 77e feu à deux habitants de Carpiquet, près de Caen.
Tous ces acquéreurs, hélas, firent acte de vandales. Ils abattirent ces glorieux édifices pour en vendre les matériaux. La tour de l’abbaye qui était très élevée et supportée par quatre énormes piliers fut rasée par le pied, et le bruit de sa chute fit tressaillir tous les pays d’alentour. Les tombeaux du cimetière subirent le même sort que tout le reste. De toutes les grandeurs de l’abbaye mère il ne resta que sa fille, la maison du Bois-Halbout qui subsiste encore. C’est là qu’on peut voir quelques-uns des derniers souvenirs, respirer quelques restes des parfums de Notre-Dame du Val. Le flot révolutionnaire s’est arrêté là, peut-être parce que cet ultime rocher, en donnant asile à la souffrance, méritait plus que tout autre le respect et la vénération des barbares. La chapelle en est curieuse, quoique petite. Les ogives des arcades de la nef ne portent aucune moulure ; les voussures sont ornées d’une garniture de violettes et les colonnes cylindriques ont des chapiteaux romans sculptés de feuilles grasses. Sur les murs et les dalles de l’édifice, des inscriptions rappellent les noms des religieux du Val, prieurs de l’hospice ou bienfaiteurs de la maison. Celle-ci, par exemple :
« … Sunt quibus exornant tumulum ebur
Marmor et aurum ;
Sola mei tumuli gloria, pauper erit »
« Il est des hommes dont la tombe a pour décor l’ivoire, le marbre et l’or. Le seul ornement de ma tombe sera d’être pauvre »
Mais on peut voir des vestiges de Notre-Darne-du-Val ailleurs qu’à Bois-Halbout. Les églises des environs se sont enrichies de ses dépouilles. Le grand autel avec son baldaquin fut transporté en 1807 dans l’église de Pierrefitte-en-Cinglais, tout près de Pont-d’Ouilly, où on peut le voir actuellement. C’est un monument majestueux digne d’être visité. Le baldaquin consiste en un dôme à huit branches porté par sept colonnes torses très élégantes et ornées de feuillages. L’autel et le baldaquin sont de style renaissance, bien que du XVIIIe siècle. Malheureusement des hommes sans goût ont badigeonné toutes ces admirables sculptures avec de la chaux. Malheureusement aussi, le chœur de l’église, trop petit et trop bas pour contenir un pareil morceau, l’écrase et lui retire ainsi la plus grande partie de son effet. Dire que depuis cent vingt ans il ne s’est pas encore trouvé dans cette paroisse un curé assez actif et averti pour donner à ce morceau d’architecture une place digne de lui ! Quand on a un bel oiseau, ne doit-on pas lui construire une belle cage ? Les reliques d’un si beau passé sont-elles moins chères que ces souvenirs de famille gardés dans des écrins précieux ?
Plus heureuses ou plutôt moins infortunées, les stalles de l’abbaye, fort élégamment sculptées, furent transportées dans l’église de Saint-Pierre de Caen. Un autre autel en pierre avec son rétable échut à l’église de la Pommeraye ; l’horloge prit le chemin de l’église d’Esson.
Avant de finir, il nous faut, cher lecteur, revenir au point de départ pour y recueillir quelques dernières impressions. De Notre-Dame-du-Val il ne reste, au vallon solitaire, à peu près rien, si ce n’est les murs de la grange de la dîme qui étaient percés de fenêtres à lancettes trilobées au sommet ; mais elles sont actuellement aveuglées par de la maçonnerie. On voit encore l’emplacement des jardins et de l’étang, et des vignes plus que centenaires qui ne veulent pas mourir appuient leurs antiques rameaux sur les pierres du vieux mur, face au soleil de midi. Une tradition locale veut aussi qu’un vieux saint Maclou, ait sa statue dans le mur, et c’est là, derrière le mur, car la propriété est privée, que les malades qui ont des furoncles viennent encore l’invoquer. Saint Maclou guérit les clous ! … En réalité il n’existe point de véritable statue. On voit seulement dans une anfractuosité, une de ces pierres qui formaient autrefois saillie sous une corniche, dans l’architecture du moyen-âge. Ces pierres étaient décorées de figures d’hommes et d’animaux ou d’êtres symboliques. Celle qui nous occupe est un débris de ce genre que l’on a transporté là. La sculpture en bas-relief représente un petit homme crispé dans l’attitude de la douleur. La foi naïve, peu éclairée des hommes crédules en a fait un saint guérisseur. Il n’y a pas là grand inconvénient.
Amis, si vous dirigez vos pas vers le vallon solitaire, au milieu des douceurs d’un beau matin d’été, vous sentirez, à travers les foins embaumés, comme un parfum de beauté antique et sacrée. Si vous avez la chance de fouler cette terre mille fois bénie de Sainte-Marie-du-Val, marchez avec précaution, car le sol est plein de religieux mystères. Sur l’emplacement du petit étang, non loin du cimetière, des libellules noires volent éperdument et sans repos. A défaut des hommes elles portent le deuil éternel du couvent. Au-dessus de vos têtes, un essaim traversera la vallée en tourbillon : Ce sont les âmes des vieux moines, encore dévorantes de zèle et d’activité. Des confins du ciel elles viennent rappeler aux hommes l’inexorable rapidité du temps. Peut-être entendrez-vous là aussi, tout près, une tourterelle gémir à la pointe d’un rameau desséché. Ecoutez : elle exhale la plainte du frère Malherbe qui pleure et se repent toujours, car pour pleurer ou chanter les âmes silencieuses empruntent les mille voix de la nature.
Mais si vous allez à Notre-Dame-du-Val le soir dans un crépuscule rose, à travers les gémissements de la brise vous percevrez aisément des sons tendres et doux. C’est la voix des orgues suaves de l’antique abbaye. On ne sait ce qu’elles sont devenues, mais comme un oiseau qui se souvient de son nid, elles reviennent quelquefois, le soir, faire entendre leurs divines harmonies et rendre gloire à Dieu dans le vallon solitaire où pendant tant de siècles elles ont tour à tour chanté et pleuré.