Les Roches d'Oëstre
Roche d’Oëtre ou d’Oëstre — c’est-à-dire du midi –
est le roi des sites de la Suisse normande, non par sa grâce, mais par sa majesté. Il faut trois choses pour captiver l’âme humaine : l’harmonie dans l’unité et la variété. Or il semble que la nature s’est plue à combler ce coin de terre de ces dons. Elle lui a donné la grandeur, une grandeur qui effraye et donne le vertige ; elle a placé là d’immenses frondaisons à côté des roches stériles, et au milieu de tous ces êtres qui se meuvent, mais lentement (car tout est mouvement dans l’univers) elle a ordonné au plus fluide des éléments de courir et de se précipiter. On peut admirer en Suisse normande des coins plus gracieux, on ne peut en voir de plus grandiose.
Figurez-vous qu’après avoir fait quelques pas dans le sentier, glissé sur les aiguilles de pin et heurté du pied quelques blocs, vous trouvez soudain devant vous, béant sous vos yeux et à vos pieds, un vide immense, un gouffre de quatre cents pieds de profondeur. Le premier mouvement du visiteur est donc de se rejeter en arrière, car il a peine à résister à cet attrait de l’abîme qu’on nomme le vertige. Mais ce mouvement de surprise et d’effroi fait place à un sentiment d’admiration. Il est impossible de n’être pas ému par ce spectacle, car ce n’est pas un caprice que l’on a sous les yeux, c’est une merveille. Le gouffre que la roche surplombe de toute sa hauteur n’est pas un trou sinistre, c’est un lac de verdure, un lac immense qui s’étend de l’est à l’ouest, un lac en f orme de cuvette très oblongue, lisse par temps calme, plein de remous dans la tempête, un lac où le soleil d’accord avec les nuages dessine de mouvants tapis d’ombre et de lumière. Au fond de cet étrange ravin, un ruisseau qui semble mince comme un filet d’argent clapote sur d’énormes cailloux, et le bruit de ses flots monte uniforme vers les hauteurs, doux comme un rêve bleu, lointain comme un vieux souvenir.
Le versant du nord est constitué par un système de roches qui forment plusieurs promontoires successifs. La structure de ces roches est tantôt massive et irrégulière, tantôt stratifié, comme si un maçon invisible les eût taillées et couchées les unes sur les autres. Ce sont des conglomérats, c’est-à-dire des débris agglutinés ou cimentés sous l’influence des eaux et du feu. La minéralogie les appelle poudingues. A quelle époque eut lieu cet étrange phénomène ? Il est impossible de le dire. Les convulsions du globe en Suisse normande, à l’époque géologique, sont antérieures à la formation des plus hautes chaînes de montagnes françaises, et ces grandes catastrophes remontent sans aucun doute à un nombre incalculable d’années. A ces époques reculées, l’action des forces intérieures retenues par la résistance de l’écorce terrestre se manifestait tout à coup d’une manière violente et donnait lieu à d’immenses crevasses, à des soulèvements et des dislocations considérables.
Tel fut le phénomène qui donna naissance aux Roches d’Oëtre. Ces roches, vieilles comme le monde, sont donc les seuls témoins du passé de la terre, les dépositaires des grands secrets de la formation du monde.
Il y eut ensuite, à n’en pas douter, une période de temps immense où une mer en fureur battait les flancs de ce paysage désolé. En se retirant la mer fit place à un torrent gigantesque dont les remous implacables balayaient les quartiers de roches comme des fétus de paille. Au pied et sur les flancs de l’abîme ; alors beaucoup plus profond qu’aujourd’hui, des excavations, d’énormes cavernes donnaient asile à des reptiles monstres, seuls rois de la nature à cette époque du monde. Sur le bord des eaux, de hautes herbes, des lycopodes géants, des fougères arborescentes, des roseaux majestueux balançaient leurs cimes dans la tiède et sombre atmosphère. Et tandis que les serpents aquatiques mangeaient avidement les feuilles des nénuphars, d’autres créatures aux ailes géantes, oiseaux et chauves-souris à la fois, passaient au-dessus du torrent en poussant des cris rauques et sauvages.
Quel spectacle à la fois grandiose et terrible devait offrir la nature à cet âge où nul être humain n’avait encore paru, où seul l’esprit de Dieu régnait sur les eaux ! A l’heure actuelle, le gouffre béant des Roches d’Oëtre dont la vue nous effraye est pourtant en partie comblé. Les eaux en y séjournant des milliers d’années ont déposé là d’épais sédiments et les vieilles cavernes en ont été remplies. Il est donc impossible d’y trouver d’autres traces de vie que celles que l’on rencontre dans les terrains sédimentaires.
A 40 mètres au-dessus de la plate-forme, il existe pourtant encore une grotte, de dimensions restreintes. C’est un des derniers vestiges de la fureur des flots et des caprices du torrent. Encore tout le monde ne peut-il en avoir la vue, car la descente à cette grotte est dangereuse ; mais l’homme qui observe la nature de ces lieux peut voir là bien d’autres phénomènes également intéressants et curieux. Sur les bords de l’abîme en effet il existe des blocs qui, semblables à des rochers branlants, ne reposent sur la masse qu’en un point. Ces blocs ont-ils été désagrégés par la pluie, ou bien détachés par les éléments en furie et roulés au milieu des sables, ont-ils été portés juste dans cette attitude ? Leur délicate situation est-elle le résultat de secousses souterraines ? Personne ne saurait le dire. On peut affirmer que le nombre des blocs roulés par les eaux à cet endroit est incalculable. Les derniers venus ont dévalé tout le long des pentes jusqu’au fond du ravin, et ils sont si denses que le petit torrent de la Rouvre a de la peine à se frayer un passage dans leur labyrinthe. Ces blocs paraissent noirs ; ils sont rouges pourpre et renferment dans leur masse des matières vitreuses, surtout des quartz laiteux blancs ou nacrés. La Rouvre est merveilleusement claire et limpide. Des sources nombreuses l’alimentent sur son cours. Comme le fleuve qu’elle nourrit, elle sort brusquement de son lit pour inonder ses rivages, mais sa colère est inoffensive et de peu de durée.
Dans ses remous, elle abrite de jolis poissons blancs et des truites au goût exquis. Sur ses bords croissent les fougères aquatiques ; dans ses sables on rencontre la moule d’eau douce appelée mulette perlière (Unio marqaritifera). Cette moule, très rare en Normandie, ne se trouve que dans les cours d’eau roulant sur des sols granitiques. Des chercheurs curieux ont rencontré dans ces coquilles de la Rouvre des perles d’un très bel orient.
Le site des Roches d’Oëtre a-t-il une histoire dans l’histoire des hommes ? Assez longtemps on a cru trouver là les premiers vestiges de l’humanité. Lorsque, au siècle dernier, furent faites les premières découvertes de l’homme des cavernes, des chercheurs avides s’imaginèrent que la grotte des Roches d’Oëtre renfermait aussi quelque squelette de l’homme préhistorique. Les recherches furent infructueuses. Il n’est pas impossible que dans les environs quelque autre grotte dont l’orifice n’est pas apparent renferme ce précieux trésor. Quant à l’anfractuosité que l’on connaît, sa forme et ses dimensions ne permettent pas d’en faire une grotte de la préhistoire. L’homme des cavernes pouvait n’être qu’un rudis, un primitif ; encore est-il que son instinct et sa raison devaient lui faire rechercher le gîte où il se trouverait le plus à l’aise, assez profond pour constituer un abri, assez commode pour contenir son lit de feuilles et de fougère, assez caché pour le dérober à la vue des bêtes fauves. Or la grotte des Roches d’Oëtre que nous connaissons n’offre aucun de ces avantages ; tout au plus peut-elle servir d’abri contre la pluie. Ce qui est moins invraisemblable, c’est qu’elle ait servi de refuge pendant la Terreur à des proscrits ou à des fugitifs ; encore les récits que l’on en fait appartiennent-ils autant à la légende qu’à l’histoire. Il est hors de doute qu’au XVIIe siècle un aventurier nommé Philippart qui fabriquait de la fausse monnaie dans une cabane du Val Aubert fut poursuivi et tué au pied des Roches d’Oëtre où il cherchait un nouveau repaire. L’histoire du seigneur de Ségrie en 1780 est beaucoup moins authentique. Sur la foi des racontars populaires, des historiens prétendent que son domestique l’aurait fait descendre par une corde, durant la nuit noire, jusqu’à la grotte des Roches dOëtre pour le soustraire à la fureur de ses vassaux : Incident nocturne, donc d’une exactitude au moins douteuse. Ce qu’on ne peut nier, c’est ce qui se passait tout le long du jour : la rigueur et les vexations quotidiennes de cet homme vis-à-vis de ses sujets. Quoi d’étonnant que ceux-ci aient cherché, au moment opportun, d’en tirer vengeance ? Et n’est-il pas singulier même qu’un domestique se soit fait le protecteur et le sauveur d’un maître intransigeant et cruel ? De tels dévouements sont rares. Il vaut mieux attribuer ce récit à l’exagération du sentiment populaire, à une époque troublée où les esprits étaient surexcités et les imaginations débordantes.
Ces rustiques rochers et ces sombres bois ne sont point faits d’ailleurs pour être le repaire de créatures humaines. D’autres êtres plus fluides y ont élu leurs demeures, et si vous portez sur vous une herbe merveilleuse ou un précieux talisman, peut-être vous sera-t-il donné de les voir. Mais que l’humaine curiosité ne vous guide pas, car elles s’effaceraient devant vous plus vite que le daim devant le chasseur. D’ailleurs leurs gracieuses assemblées n’ont point lieu pendant le jour, car le jour a été donné aux yeux des mortels pour fortifier leur impuissance. La nuit, la nuit demi-sombre et étoilée est le jour de ces demi-esprits qui vivent sur terre à côté des hommes en attendant une métamorphose plus complète. Les plus grands de ces génies choisissent de préférence les abîmes solitaires, les paysages pleins d’enchantements et de rêves. Le précipice ne les effraye pas, car leur corps aérien vole avec aisance sur tous les chemins où passe le zéphir, et le moindre essor de leur substance est toujours plein de charme et d’harmonie, les puissantes fées sont là, les fées au corps plus léger et plus mince que la nuée floconneuse. Plus belles que les étoiles, elles répandent autour d’elles un halo de pourpre, mais elles n’habitent pas les antres ni les fissures des rochers, ainsi que les hommes le croient généralement, car elles craignent l’irruption soudaine des faunes lascifs. Leur demeure favorite est la ramure des arbres touffus. Elles décrivent au-dessus de leurs feuilles des circonvolutions interminables dont aucun mortel n’a le secret. Elles sont les gardiennes charmantes de la nature ; ce sont elles qui font la toilette du printemps en secouant de sa robe les bêtes sinistres et difformes. Dans les nuits claires, quand l’astre du soir illumine la forêt de toute sa clarté, elles recherchent les demi-teintes des sous-bois, et se balancent avec grâce aux lianes des ormeaux.
Les faunes velus aux pieds de chèvres sont les habitants des grottes sombres et des fourrés épais. Mais le soir venu, ils se répandent dans les clairières et à l’orée des bois, et l’on entend les branches mortes craquer sous leurs pieds agiles, et l’on voit soudain entre le feuillage briller leurs prunelles fauves. Alors, malheur à la naïade qui s’aventure trop loin du ruisseau ! Mais les caresses du soir sont si tendres et les regards de Séléné si doux que l’imprudente sort quelquefois de son abri tutélaire pour monter sur une pierre et contempler ses jolies formes dans le miroir de l’onde traîtresse. Le faune au guet derrière un tronc d’arbre se précipite ; d’un bond il étreint sa captive et ivre de désir il l’emporte dans la fente de quelque rocher. La forêt s’émeut, les oiseaux de nuit poussent des cris stridents, le torrent mugit plus bruyamment, un nuage passe sur le visage de la lune, et les rochers sombres cachent avec empressement les mystères de ce criminel amour. Mais avant que paraisse l’aube matinale, les fées bienfaisantes se répandent de toutes parts et elles étendent sur les bois un voile de gaze bleu pour dissimuler aux mortels le drame de la nuit. Enfin voici l’Aurore. De ses beaux seins roses la belle laisse échapper des effluves parfumés qui grisent le Monde à son réveil. Phébus à son tour sort de son lit mystérieux, tout empourpré des enivrantes caresses de la Lumière. Il chante son bonheur en souriant aux verdures. Ses longs doigts effilés déchirent le voile tressé sur les bois par les fées divines. A l’heure où l’araignée quitte sa toile pour rentrer dans sa maison on voit les frondaisons humides s’épanouir et chercher dans la tiède lumière des premiers rayons un nouvel accroissement, et l’on entend craquer dans l’air les frais bourgeons. Mais bientôt tout se tait. Phébus a maintenant des caresses de géant qui font souffrir cette toute petite fille qu’est la Terre. Elle s’étirait d’aise il y a quelques instants ; maintenant elle demande grâce et crépite sous les feux trop ardents de cet amant éperdu. D’autres scènes vont succéder aux scènes de la nuit. Nature a tout préparé. Elle a planté au sommet des roches de gracieux pins où les hommes vont goûter les douceurs de l’ombrage et du repos. Les fils de la Terre viennent là de toutes parts. En arrivant ils se penchent sur l’abîme comme pour ; mesurer la grandeur de leur petitesse. Telle est la philosophie de ces lieux. L’homme a des instincts sublimes auxquels il obéit fatalement. De même les cîmes verdoyantes réclament la lumière, les faunes velus la volupté et le torrent un lit pour bruire et mugir tour à tour.
Quand les yeux se sont remplis de charmes de ce spectacle grandiose, tout finit comme ailleurs par des rires et de joyeuses libations.